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Ville de Namur

 

Un décret présidentiel ayant interdit l'utilisation des navires battant pavillon américain dans les eaux déclarées zones de guerre par les belligérants, la presque totalité des navires de la United States Lines furent transférés sous pavillon belge, dès 1939.
Nous avons expliqué cela lors de notre narration de la perte du paquebot Ville de Bruges, ex-Président Harding (Sur l'Eau N° 222).
Ville de Namur est l'ex-American Merchant et la photo ci-contre le représente portant les couleurs de son armement d'origine.
C'est un gros cargo aux lignes massives, trapues, coupées à angle. Il a été construit en 1920 à Hog Island (USA) ; il jauge brut 7430 tonnes.
Il quitte New-York, entreprenant son 3ème voyage sous pavillon belge le 7 juin 1940, à 13 h., avec un équipage de 79 hommes. Il emporte un plein chargement de marchandises diverses en plus de cinq cent vingt chevaux et mulets et le courrier postal. Destination : Bordeaux. De par sa grande vitesse, 'de l'ordre de 17 noeuds, le navire n'est pas astreint à naviguer en convoi.
Le traversée est sans histoire jusqu'au 17 juin.
Ce 17 juin à 3 h. 30 du matin, le radio François Verhas reçoit le message général adressé par le Gouvernement Belge de Londres, via l'Amirauté Britannique, à tous les navires belges à la mer. Ce message dit : « From British Admiralty: Belgian Government instructs all Belgian Ships bound for Europe to proceed direct to a United Kingdom Port. »
Des messages similaires sont adressés aux navires d'autres nationalités en route, eux aussi, vers les ports français.
Verhas porte immédiatement cet important message à la connaissance du capitaine Julien Grymonprez. Le navire se trouve en ce moment à environ 260 milles de l'entrée de la Gironde.
À 3 h. 30 du matin, Grymonprez, obtempérant à l'ordre reçu, fait gouverner à 336°, puis il réunit les principaux de l'équipage et tient conseil. On détermine que l'on peut arriver au Verdon vers 16 heures, y décharger chevaux, mulets et poste, y prendre des instructions précises et puis faire route vers l'Angleterre. En conséquence, à 5 h. 45, il fait reprendre la route précédente puis communique avec New-York pour prendre avis des affrèteurs du navire, la United States Lines.
Entretemps la radio française fait savoir à tous les navires en mer de ne donner aucune suite aux messages de l'Amirauté Britannique et de continuer leur route vers leur port de destination en France.
Mais dans l'après-midi la réponse de la United States Lines parvient à bord. Elle est formelle. Les affréteurs enjoignent au capitaine d'avoir à se conformer strictement aux instructions de notre Gouvernement de Londres et à lui seul.
A 15 h. 20 Grymonprez fait gouverner à 300° route sur Liverpool en ayant soin de s'éloigner suffisamment des côtes françaises, surveillées par l'aviation allemande, ainsi que l'annoncent des messages captés. Rien de particulier n'est à signaler jusqu'à 18 h. 05, moment auquel se déclare une grave avarie à la turbine basse pression.
Les mécaniciens s'affairent aussitôt. L'avarie est plus grave qu'elle n'a paru de prime abord, aussi à 20 h. 50 faut-il arrêter complètement la' machine.
La turbine est ouverte : un des boulons d'accouplement, desserré, a cisaillé les autres et tordu l'arbre d'accouplement. Heureusement il y a une pièce de rechange à bord, mais lorsqu'on la place on constate qu'elle n'est pas conforme et qu'elle doit d'abord être ajustée.
Tandis que le navire dérive, le département machine en entier, aidé de nombreux matelots, se met au travail. Il faut trente-trois heures de labeur fatiguant, pénible et ininterrompu pour réparer l'avarie.

Pendant ce temps, la radio apporte l'écho des évènements gigantesques qui se déroulent en France, puis, au début de la soirée, c'est l'allocution du Général de Gaulle, parlant devant les micros de la BBC : « ...la France à perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre, » dit-il.

Toutes ces nouvelles ne sont pas faites pour calmer les esprits de ceux qui, sur ce navire immobilisé par une grave avarie de machine, dérivent, sans moyens de se mouvoir sur une mer peuplée de sous-marins hostiles et survolée d'avions ennemis, et qui travaillent fébrilement.

D'ailleurs, les radios captés émanant de toutes parts proviennent de navires attaqués... Tout cela stimule, faut-il le dire, l'ardeur des mécaniciens et de leurs aidants.

Le 19, à 6 h. 25, le navire peut à nouveau faire route mais à vitesse réduite, ceci pour permettre à la nouvelle pièce de se roder convenablement. L'avarie s'est produite par 45°54'N et 2°30'W, soit en face du Plateau des Roches Bonnes.

Ce même jour à 18 heures, le navire fait toujours route pour Liverpool à vitesse réduite. Le temps est magnifique, la mer calme. Les mécaniciens et leurs aides, écrasés de fatigue, dorment.

Dix minutes plus tard, un des palefreniers, en conversation avec le matelot Schrauwen, s'écrie, désignant « quelque chose » se mouvant rapidement dans l'eau claire du Golfe de Gascogne : « Kijk eens, wat een grote vis ! »

Mais ce grand poison est une torpille qui touche à tribord et détonne avec une terrifiante déflagration entre les cales 1 et 2 remplies de chevaux. La colonne d'eau et les débris, ne sont- pas encore retombés qu'une seconde détonation plus violente que la première, se produit à tribord également. et cette fois à la partie arrière de la chambre des machines. L'équipage se dirige en hâte vers les canots, non sans que la plupart d'entre-eux, ait eu le temps de passer prendre leurs pa­piers personnels.

Grymonprez, qui sortait du salon au moment de la première explosion, est à peine arrivé sur la passerelle que retentit la seconde. Il examine rapidement la carte, constate que le navire est par 46°32'N et 4°06'W avec un fond de 87 brasses. Il va transmettre ces détails à Verhas pour que celui-ci puisse lancer ses SOS.

Au moment précis du torpillage, Verhas suivait, à l'écoute, l'attaque d'un navire anglais par un avion allemand. Il a l'heure bien en tête : 18 h. 10. De sa cabine il voit la première gerbe s'élever de l'avant, à tribord et lorsque celle-ci est en train de retomber, la seconde se produit. Cette gerbe-ci retombe sur la passerelle et sa cabine radio. Le courant fourni par la chambre des machines est coupé.

Aidé de son adjoint, le radio en second, canadien, Mc Intyre, Verhas inspecte ses appareils. Pas de dégâts apparents. Cette inspection terminée tous deux sortent afin de s'assurer que l'antenne est encore en place. C'est alors qu'ils voient des torrents de fumée noire, mélangée à de la vapeur sortir par la claire voie des machines. Une odeur de poudre brûlée traîne partout.

Grymonprez appelle Verhas et lui remet le point. De la passerelle, le radio constate que le pont avant est déjà au niveau de l'eau... Le poste. de secours est mis en marche et à 18 h 12 les signaux de détresse sont envoyés.
De sa passerelle, le capitaine, que s'est muni du livre de bord, aperçoit la cale 2 ouverte et pleine d'eau jusqu'au niveau du pont. De plus il constate que l'avant s'enfonce rapidement. De nombreux chevaux sont tués et horriblement déchiquetés, d'autres se débattent violemment pour échapper à la noyade... Il ordonne au radio de rejoindre son canot, puis se dirige vers sa cabine pour y prendre les papiers du navire et les siens propres, jette le tout, dans son canot, le n° 1, et passe rapidement auprès de chacune des embarcations pour s'enquérir auprès des officiers si leurs hommes sont tous présents. Sur leur réponse affirmative, et vu la rapidité avec laquelle sombre le Ville de Namur, le capitaine donne ordre de descendre les canots.

De plus, afin de s'assurer que personne n'est resté en arrière, Grymonprez descend lui-même vers les locaux de l'équipage, par la descente menant au salon. Celui-ci est envahi par une épaisse fumée noire provenant du mazout en feu dans la chaufferie envahie par la mer.

Se rendant compte de l'impossibilité d'aller plus loin„ le capitaine appelle à pleins poumons. Aucune réponse ne lui parvenant, il remonte vers le pont des canots. Là, il rencontre Verhas qui lui annonce que les SOS ont été lancés, mais ne peut affirmer que ses appels ont été, entendus. Le temps manque pour rester à l'écoute...

Quelques minutes ont passé Le capitaine se rend compte que le navire coule de plus en plus rapidement. Il ordonne à Verhas de sauter dans le canot 1, en fait autant et l'embarcation descend immédiatement.

Parvenus à la surface, les hommes remarquent que, l'avant du navire déjà sous eau, Ville de Na: mur commence à se dresser. Des chevaux nagent autour du navire, d'autres parcourent l'avant qui se dérobe sous leurs pattes au fur et à mesure qu'augmente l'inclinaison. Ceux qui sont logés à l'arrière, affolés par les déflagration d'abord, puis perdant pied par suite de l'angle de plus en plus sensible, glissent, tombent et s'écrasent sur les superstructures en se brisant les pattes ou s'éventrent sur les aspérités. D'autres se débattent furieusement, brisent leurs entraves et s'échappent pour venir grossir le tas de corps accumulés au bas des superstructures arrières du château central... Rappelons qu'il y a cinq cent vingt chevaux et mulets à bord.

Le canot 1 s'est à peine éloigné de quelques minutes que Ville de Namur, mâté, glisse sous la surface et disparait. Il est 18 h. 17. Il n'a fallu que sept minutes...

On aperçoit un homme se débattant dans l'eau. Le canot se rapproche et bientôt on constate qu'il s'agit du 1er officier Gellinck.

Après la seconde explosion, celui-ci, explorant le navire pour s'assurer que personne ne se trouve coincé dans une cabinet, entend des appels de deux palefreniers qui se trouvent à l'avant. N'écoutant que sa conscience de marin, Gellinck se dirige vers cette partie du navire, mais celle-ci est déjà presque sous eau lorsqu'il s'en approche. Il ne peut continuer remonte sur le pont des embarcations et constate que celles-ci se trouvent déjà éloignées du navire. Il ne lui reste plus qu'à se jeter à l'eau, échapper aux chevaux et se faire repêcher. De leur côté les deux palefreniers sont, eux-aussi, parvenus à s'échapper.

Le canot 1 est à moteur. Grymonprez s'approche tour à tour des trois autres pour apprendre que le 2 contient 21 hommes, autant dans le 3, et 20 dans le 4. Dans le sien ils sont à treize. Cela totalise 75 hommes, il y a donc quatre manquants.

Ce sont ceux qui étaient de quart dans la machine et la chaufferie au moment où la deuxième torpille vint mettre fin à leur existence et sceller le destin du navire. Ces quatre : victimes sont: 'little James, 3ème mécanicien, canadien 41 ans. Lauwers Henri, chauffeur, belge, 65 ans, habitant New-York depuis longtemps et qui avait repris du service parce qu'il estimait de son devoir de servir son pays.

Kotsornithes Petros, graisseur, grec, 28 ans. Castillo Ramon, chauffeur, chilien, 32 ans.

Grymonprez ordonne de faire route vers le point le plus rapproché de la côte française, éloignée d'une centaine de milles. Pour cela il faut gouverner à 90°.

Les canots 2 et 3 hissent leurs voiles et font route. Le 4 reste auprès du 1 car le moteur de ce dernier donne des signes de faiblesse et de plus il ne possède pas de voilure. A la nuit le 1 arrête son moteur et se fait remorqueur par le 4. Entretemps une bonne brise du NE se met à souffler. Plus question d'atteindre la côte française...

Au matin du 20, le moteur du 1 est lancé à  nouveau et cette fois c'est le 1 qui remorque le 4. De son côté, Verhas, utilisant la station de secours du canot à moteur, lance des appels de secours. Au cours de la journée deux navires sont aperçus à l'horizon. Les deux canots font des signaux mais ceux-ci ne sont pas aperçus...

Le 21 juin, vers 11 heures, toujours à l'écoute, Verhas entend la station de Land's End répéter son appel lancé une heure auparavant. Mais vers 16 heures le moteur s'arrête, faute d'essence. Grymonprez décide de transborder ses hommes sur le 4 et d'abandonner le 1. Ils sont maintenant 34 dans le canot 4...

La nuit vient et avec elle le vent tombe. Chacun s'attelle aux rames.

Le samedi 22, à 3 h. 30 du matin, le 4 est recueilli par le pêcheur espagnol à moteur Palacio Valdès patron Arsenio Martinez qui, de concert avec le Mar de Espana pêche par 45°32'N et 3°14'W, soit à environ 130 milles de Bilbao.

Grymonprez s'enquiert, du temps que comptent encore passer en mer ces deux pêcheurs avant de rentrer à leur port d'attache. La réponse est quatre à cinq jours.

Mais, prenant en considération' l'état d'extrême fatigue de la plupart de ses hommes, harassés par trentre-trois heures de labeur à la turbine, qu'ils sont à peine vêtus, notre capitaine demande au patron espagnol de bien vouloir conduire les rescapés à Bilbao, tout de suite. Martinez communique avec son collègue du Mar de Espana et comme ces pêcheurs ne peuvent rester seuls en mer, ils acquiescent à la demande du capitaine.

Ces Espagnols se montrent pleins de sollicitude pour nos hommes, leur donnent leur nourriture et leur cèdent leurs couchettes.

A vingt heures, les deux pêcheurs entrent au port de Axpe. M. Dubois, consul de Belgique à Bilbao, conduit nos naufragés en cette ville au moyen d'un tram loué à cet effet. Il les installe dans les hôtels de la ville.
Reprenons maintenant le canot 2. Le 1er officier Hector Vanderdonckt, capitaine au long cours, commande ce canot. Après avoir conféré avec Grymonprez il met à la voile sur un point de la côte espagnole. Le vent est du NE.

Le 21, à 5 h. du matin, les signaux du 2 sont aperçus par un vapeur qui les recueille. C'est le grec Corinthiakos (3562 t. 1910) , capitaine J. Commarinos, port attache Andros. Il les débarque à La Corogne, le lendemain à 15 heures.

Voyons maintenant ce qui advint du 3. Ce canot est sous le commandement du 3e mécanicien Van Son. Il aperçoit le périscope du sous-marin, qui reste visible jusqu'au moment de la disparition du navire. Le 3 reçoit également les instructions du capitaine, mais au matin du 20 il se retrouve seul. Van Son fait route vers l'Espagne à la voile et le dimanche 23 juin, vers les huit heures du matin, est recueilli par le patrouilleur français Dubourdieu (453 t. 1918) qui débarque nos gens au Verdon, d'où ils regagnent Bordeaux. Là un tri s'effectue. La plupart des belges s'apprêtent à regagner la Belgique tandis que les étrangers se dirigent vers Marseille d'où ils gagneront l'Angleterre ou l'Amérique. Les deux palefreniers Irlandais restent à l'hôpital de Bordeaux.

Somers rentre en Belgique, Vanderdonckt gagne l'Amérique. Grymonprez part pour le Congo Belge. Gellinck et le chef mécanicien Van Looy pour le Portugal. Verhas devient radio sur le grec Delphin (3816 t. 1906), le matelot danois Petersen est repris par son consulat, les autres Belges reçoivent leurs papiers pour rentrer chez eux et les étrangers regagnent l'Amérique.

Voici l'équipage belge survivant du Ville de Namur : Grymonprez Julien, capitaine ; Vanderdonckt Hector, chief officer, capitaine au long cours ; Gellinck Camille, ler officier ; Verhas François, radiotélégraphiste; les matelots: Van Kerckhoven Gustave, Van Den Berghe Jean, D'Hondt Gustave, Somers Emile, Schrauwen Jean; Van Looy Félix, chef-mécanicien; Van Son Théodore, 3ème mécanicien; les chauffeurs: Baele Guillaume, De Windt Joseph, Jurgen. Gommaire, Jurgen René, Juchters Joseph; les graisseurs: Stans Eugène, De Bondt Pierre, Van Espen Emile; les mess zoom stewards: Timmerman Alphonse, Wuydts François et Magis Marcel, palefrenier; soit en tout 22 Belges.
Les autres membres de l'équipage, répartis par nationalités, sont : dix Irlandais, neuf Anglais, huit Canadiens, sept Ecossais ; deux de chacun des pays suivants : Hongrie, Iles Philippines, Norvège; et un de: Danemark, Colombie, Australie, Chili, Tchéco-Slovaquie, Pays de Galles, NouvelleZelande, Equateur, Mexique, Hollande, Terre-, Neuve, France, Malte. En tout cinquante-trois hommes constituant une véritable Société des Nations. Ces personnes de nationalité étrangère devaient, selon nos lois, être remplacées par nos na­tionaux.

Rappelons que Ville de Namur entraîna avec lui quatre victimes dont un belge: Henri Lauwers.

 

Paul Scarceriaux.

Wandelaer - Sur l'eau  1947

 

                                                                        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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