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Le port franc d'Ostende (I)


François Antoine et Jean-Jacques Heirwegh


Placés entre la France et l'Allemagne, les Pays-Bas autrichiens disposaient d'un front de mer face à l'Angleterre et s'enfonçaient vers le Sud formant avec la Lorraine, l'Alsace et la Suisse un couloir débouchant sur le Nord de l'Italie. Cette position au coeur de l'Europe du Nord-Ouest avait pleinement profité à Bruges durant le moyen âge. Mais vu l'ensablement du Zwin, les activités commerciales s'étaient translatées de la Venise du Nord vers l'Escaut.

Point de convergence d'un intense trafic provenant de l'ensemble de l'Europe et du Nouveau monde, Anvers devint au XVIe siècle un des centres de gravité économique du monde. En outre, Bruges disposait d'un débouché
sur l'Escaut grâce au canal reliant Damme à Sluis. Bruxelles était connectée à Anvers par le canal de Willebroek et le Ruppel. Gand, pour sa part, était placée sur l'Escaut et bénéficia à la fin du règne de Charles Quint d'une liaison directe à la mer à hauteur du Sas-de-Gand (1552) . Mais la révolte des gueux qui déboucha sur la scission des XVII provinces, par la création des Provinces-Unies (1582) et la fermeture de l'Escaut anéantit le commerce d'Anvers. Les Provinces-Unies qui possédaient déjà des points d'appui militaires en Zélande leur permettant de bloquer l'entrée du port d'Anvers, réussirent par le traité de Munster de 1648 à convertir le droit temporaire que leur avaient donné les hasards de la guerre sur la navigation de l'Escaut en un droit perpétuel consacré par un acte diplomatique, et à assurer de la sorte leur prédominance commerciale et maritime. Les Pays-Bas espagnols étaient placés dans un état de dépendance maritime à l'égard de leurs voisins et rivaux néerlandais. Ainsi les navires de mer étaient déchargés à Flessingue. Leurs cargaisons étaient ensuite placées sur des petits bateaux en direction d'Anvers et de Gand. Les négociants brugeois tentèrent bien d'échapper à la tenaille zélandaise par le canal de Plassendael en longeant le front de mer par les canaux creusés dans les polders jusqu'à Dunkerque. Les travaux de canalisation commencés en 1635 pour rendre Bruges accessible aux navires de mer via Dunkerque furent définitivement abandonnés après la bataille des Dunes de 1658 qui marqua le passage de Dunkerque à la France. La politique expansionniste de Louis XIV fermait à nouveau une porte d'accès des Pays-Bas espagnols vers la mer. En 1666 fut établi un lien entre Bruges et Ostende par le creusement d'un embranchement entre la ville portuaire et le canal de Plassendael .
Les fréquents conflits entre la France et l'Espagne aboutirent dans les Pays-Bas méridionaux à la constitution d'une double ligne fortifiée parallèle à la frontière. Ce dispositif militaire composé d'un chapelet de places fortes palliait l'absence d'obstacles naturels. Les traités de la Barrière (1713 et 1715) qui clôturaient définitivement le règne de Louis XIV, étaient conçus comme un rempart contre les visées expansionnistes de la France. Ces traités accordaient aux Provinces-Unies le droit de garnison dans la majeure partie des places fortes faisant face à la France . Le contingent des troupes d'occupation devait s'élever, en temps de paix, à 35 000 hommes, dont trois cinquièmes fournis par l'Autriche et les deux cinquièmes restants par la République des Provinces-Unies . L'accord comprenait également une promesse de traité de commerce qui devait être rapidement conclu entre l'Angleterre, les Provinces-Unies et l'Autriche, laissant présager un désenclavement des possessions habsbourgeoises.

Sans attendre, l'empereur Charles VI créa une compagnie du Levant à Trieste (1719) et fonda une compagnie similaire à Ostende (1722), laquelle disposa de comptoirs en Inde et en Chine. Cette dernière connut un rapide succès, ce qui suscita la création d'une ligue regroupant la France, la Prusse et l'Angleterre pour garantir leurs droits et avantages. Les Provinces-Unies se référant au traité de Munster rejoignirent l'année suivante cette ligue qui faisait pression sur l'Autriche afin qu'elle mette un terme à ses activités coloniales. Soucieux de garantir les droits de sa fille à la succession d'Autriche, Charles VI obtempéra aux injonctions de l'étranger et suspendit en 1727 les privilèges de la compagnie

Durant la première moitié du XVIIIe siècle, les Républicains dominaient en Hollande. Peu préoccupés de prévenir un conflit sur le continent, ils n'entretinrent  pas les fortifications et ne remplirent jamais leurs effectifs. Au cours de la guerre de succession d'Autriche, les troupes de Louis XV prirent facilement les forts de la Barrière et s'emparent des Pays-Bas qu'ils gardèrent jusqu'à la paix d'Aix-la- Chapelle (1748) . Le manque d'efficacité du dispositif militaire hollandais donna à l'Autriche l'opportunité de remettre en cause sa contribution dans la Barrière. De plus, les Hollandais et les Anglais n'avaient pas tenu leur engagement d'aboutir à un traité de commerce. Les conséquences de la fermeture de l'Escaut par le traité de Munster (1648) étant implicitement liées à l'occupation des places fortes des Pays-Bas autrichiens, le prince de Kaunitz s'appuya sur l'exemple de la débâcle hollandaise durant la guerre de succession d'Autriche pour refuser tout subside aux Provinces-Unies pour les garnisons de la Barrière tant que de nouveaux arrangements n'auraient pas été conclus en matière commerciale . La révolution diplomatique de 1756 plaça l'Autriche au côté de la France face à la Prusse et à l'Angleterre, rendant de la sorte tout le dispositif militaire en bordure de la France inutile. Ce nouvel ordre diplomatique décida, quelques décennies plus tard, l'empereur Joseph II à procéder au démantèlement des villes et places fortes (1782) .
Afin de protéger militairement les Pays-Bas méridionaux des appétits de la France et de s'en servir comme d'une base pour la reconquête des Provinces-Unies, les autorités habsbourgeoises s'appuyèrent sur les corps intermédiaires indigènes. Cette nécessité garantit une large autonomie à ces contrées, perpétuant de la sorte les rivalités médiévales entre villes et provinces, ainsi que le pouvoir politique et socioéconomique des Etats, à savoir la noblesse, l'Eglise, plus particulièrement les riches abbayes, et les corporations de métier. Pendant près de deux siècles, les Pays-Bas habsbourgeois échappèrent à tout centralisme.
Durant l'Ancien Régime, les Pays-Bas méridionaux étaient composés de provinces largement autonomes liées à la famille de Habsbourg par des contrats personnels plaçant le monarque dans chacune des entités comme le souverain local. L'infrastructure routière et fluviale était gérée pour une très large mesure par les Etats et les communes. Les interventions du pouvoir central se bornaient au contrôle des initiatives provinciales et locales. Dans ce cadre, le service des grandes routes était confié à divers fonctionnaires qui n'étaient unis par aucun lien hiérarchique et qui ne correspondaient que peu entre eux . La construction de voies de communications faisait même plutôt l'objet de rivalités entre provinces et villes. Par conséquent, le réseau routier du XVIIIe siècle n'était pas parfaitement unifié et constituait plutôt une juxtaposition de petits réseaux rayonnant autour des villes les plus importantes.
Contraint à une gestion indirecte des Pays-Bas, le gouvernement autrichien s'était donné pour règle à son installation (1715) de ne pas construire lui-même de route. L'octroi des droits de barrières demandé par les autorités provinciales au pouvoir central pour financer les travaux de construction d'une voie de communication permettait à Bruxelles et à Vienne d'imposer certaines conditions techniques et financières.
Après la guerre de succession d'Autriche, le pouvoir central prit l'initiative sur le terrain commercial. Dans cette optique, l'impératrice Marie-Thérèse et son fils, Joseph II, améliorèrent l'infrastructure routière et fluviale des Pays-Bas. Non seulement une véritable route empierrée reliait désormais Bruxelles à Luxembourg,mais un impressionnant réseau de chaussées pavées aboutissait aux sites charbonniers.
Les autorités centrales veillaient notamment à éviter le développement anarchique des travaux, mais ne les ont guère supportés financièrement, laissant ce soin aux Etats et aux autorités subalternes comme les villes ou même des particuliers. Au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le contrôle du pouvoir central s'accrut par le biais de nouvelles institutions : la « Jointe des Chaussées » (1755) pour l'aspect technique grâce au travail des ingénieurs du génie militaire, la « Jointe des Administrations et Affaires de Subsides » (1764) qui était chargée d'enquêter sur les caisses communales, la « Jointe des Eaux » (1772) et le « Corps hydraulique » (1774) . Par l'édit du 7 janvier 1751, l'impératrice Marie-Thérèse accorda aux Etats de Flandre un octroi pour approfondir le canal de Bruges à Gand et creuser des coupures au travers des deux villes. La connexion entre Ostende et le canal de Plassendael fut améliorée par la construction en 1758 d'une nouvelle écluse à Slijkens en remplacement de celle qui s'était écroulée en 1751. En 1763 un canal relia les deux villes rivales de Malines et de Louvain qui se prolongeait par une route vers l'Allemagne via le Limbourg . Durant les années 1765-1766 fut construite, à l'initiative et aux frais de la ville d'Ostende, une chaussée reliant cette dernière à Wijnendael d'où partait une route jusqu'à Torhout. Celle-ci débouchait sur la chaussée Bruges-Menin, permettant ainsi une liaison entre la cité maritime, le sud de la Flandre occidentale et le Nord de la France. A Ostende fut érigé en 1772 un phare de style toscan, tandis que le bassin était agrandi et une écluse construite afin de le transformer en bassin à flot. Ces travaux furent achevés en 1776 . Un réseau de canaux reliait de la sorte directement à la mer Bruges, Gand, Bruxelles et Louvain que les bateaux pouvaient dès lors atteindre sans rupture de charge. Ces villes dotées d'entrepôts devinrent de véritables plaques tournantes pour les marchandises en provenance de Hollande ou d'Angleterre vers l'Alsace, la Lorraine, la Suisse et l'Italie, ou pour celles qui transitaient vers l'Allemagne et la France. Le statut d'entrepôt dotait ces villes de privilèges douaniers leur permettant d'écouler à moindres frais sur le marché intérieur les marchandises importées ou de les réexpédier vers l'étranger. Parallèlement, l'impératrice Marie- Thérèse affranchit la navigation interne de l'obligation de rompre charge, supprima les péages sur les canaux, abolit le tour de rôle institué par les statuts des bateliers et établit des entrepôts dans les villes de Bruges, d'Ostende, de Nieuport, de Gand, de Bruxelles et de Louvain .

Cette politique permettait de stimuler le développement industriel des Pays- Bas autrichiens en irriguant les bassins d'emploi grâce aux bassins hydrauliques. En Flandre, une industrie linière rurale s'était substituée à l'ancienne industrie drapière. A Gand s'amorçait alors la révolution industrielle qui se traduisait entre autres par la
multiplication des raffineries de sucre et d'indienneries. De même, le sillon Sambre et Meuse connaissait une mutation industrielle favorisée par la substitution du charbon de terre au charbon de bois et par l'introduction des premières machines à vapeur dans l'exploitation de gisements souterrains.
Au cours du XVIIIe siècle, l'Angleterre connut une montée en puissance. Elle acquit une position dominante grâce à la compétitivité redoutable de son industrie et par la maîtrise militaire des mers. La révolte des treize colonies américaines offrit aux puissances continentales la perspective de reprendre la main et de détrôner l'Angleterre de son empire colonial. D'ailleurs, le Congrès ouvrit dès avril 1776 les ports américains aux marines marchandes des autres pays et envoya des émissaires en France, aux Provinces-Unies, en Espagne et en Autriche afin de chercher des appuis dans la lutte contre la métropole. Benjamin Franklin avait insisté sur l'importance du fait que la déclaration d'Indépendance donne l'assurance aux souverains d'Europe que l'Amérique ne se rapprocherait jamais de la Grande-Bretagne 16. Dans un premier temps, des armes furent acheminées clandestinement vers l'Amérique à partir des ports français, mais également à partir d'Ostende qui servit de débouché pour la production liégeoise. La capitulation du général Burgoyne à Saratoga en octobre 1777 décida Louis XVI à intervenir. Rassurée sur les capacités des Insurgents, la France entra en guerre quelques mois plus tard. Le conflit se caractérisa par un large usage de vaisseaux corsaires arrêtant non seulement les navires des belligérants, mais également des pays neutres. Louis XVI s'étant assuré la neutralité de la Prusse et de la Russie, importants fournisseurs de matériaux de marine, prit un règlement général relatif aux bâtiments neutres en temps de guerre, allant jusqu'à ne pas les considérer comme ennemis lorsqu'ils sortaient d'un port adverse. Dès lors Catherine de Russie créa une ligue neutre regroupant la Russie, la Prusse, l'Espagne (alliance maritime), les deux-Siciles et le Portugal Les Etats généraux des Provinces- Unies, dominés par les Républicains, votèrent l'adhésion à la ligue. En réaction, le 20 décembre 1780, l'Angleterre déclara la guerre à son ancienne alliée et s'assura directement d'une victoire navale au Dogger Bank . L'Espagne, pour sa part, entra dans le conflit afin de récupérer Gibraltar et Minorque. La guerre d'indépendance américaine provoqua de la sorte un trouble profond dans les relations politiques et commerciales des voisins et rivaux des Pays-Bas autrichiens, qui étaient restés neutres. Le négoce de ces derniers ne tarda pas à profiter de cette conjoncture favorable et la navigation dans les ports flamands se ranima. Sur la face atlantique du continent, Ostende fut durant quelques années le seul port neutre entre le Portugal et la Frise orientale. Afin de maximaliser cet effet d'aubaine, Joseph II affranchit le port d'Ostende espérant de la sorte drainer les négociants français, hollandais et anglais qui pouvaient continuer à faire circuler leurs flottes commerciales sur les mers en battant pavillon autrichien ou même ostendais et en se fournissant, souvent sous un nom d'emprunt, de faux papiers permettant, via des hommes de paille, une naturalisation rapide des vaisseaux, ainsi que des capitaines et des états-majors marchands. Afin de jouir légalement du pavillon neutre, un nombre limité de négociants-armateurs ou de simples commissionnaires étrangers élirent temporairement domicile à Ostende ou à Bruges. Les commissaires d'Ostende pratiquaient le transbordement fictif en faisant charger dans un port belligérant un navire maquillé, destiné à Ostende. A son arrivée, la cargaison était « neutralisée » et muni de ses faux papiers de bord, le vaisseau repartait de la rade pour sa destination réelle . Dès que les autorités habsbourgeoises eurent connaissance de la déclaration de guerre de l'Angleterre aux Provinces-Unies, une réunion fut organisée le 30 décembre 1780 à laquelle participèrent des membres du Conseil privé, du Conseil des Finances et de la Secrétairerie d'Etat et de Guerre afin d'étudier comment les Pays-Bas autrichiens pouvaient tirer le meilleur profit de cette nouvelle donne dans le conflit sans mettre à mal leur neutralité. Le Conseil des Finances établit le 11 juin 1781 un règlement dont les principales dispositions stipulaient : que les marchandises, manufactures et denrées de production entrant par mer à Ostende pourront désormais être entreposées dans les magasins situés au quai et en ville, sans que les capitaines des navires, les propriétaires ou consignataires de ces marchandises soient assujetties à l'obligation de remplir les formalités prescrites par le règlement du 2 juin 1777 et par les dispositions y relatives. En conséquence, ils seront dispensés de remettre les cargos et les déclarations spécifiques, qui devoient précéder l'emmagasinage, sauf les exceptions ci-après, tant pour le présent article, que pour les suivants (art. 1). Toutes les marchandises, manufactures et denrées qui arriveront à Ostende, et seront déchargées et transportées soit en ville, soit sur le quai, seront libres de tous droits et de toutes formalités de douanes, tant à l'entrée qu'à l'exportation par mer, et il sera usé de même à l'égard de celles qui seront déchargées de bord à bord, à l'exception néanmoins des armes et munitions de guerre (art. 2). Ainsi le port franc d'Ostende consistait en un entrepôt général où tous les négociants tant étrangers qu'indigènes venaient déposer les denrées de tous les pays.
Ostende devenait de la sorte une espèce de foire permanente. Les navires arrivant de mer et dont les cargaisons étaient destinées, en tout ou en partie, pour Bruges ou plus avant pouvaient, moyennant certaines formalités et l'accompagnement de douaniers, appareiller directement pour leur destination, sans rompre charge à Ostende. De ce fait,le règlement du 11 juin 1781 offrait l'avantage précieux de laisser les marchandises dans l'entrepôt général d'Ostende sans être tenu de remplir aucune formalité de douane, jusqu'au moment de leur expédition soit sur les entrepôts à l'intérieur du pays pour la consommation, soit pour les faire passer à l'étranger. Comme le relevait par la suite la Chambre de commerce d'Ostende, la ville offrait l'avantage pour les douanes de se présenter comme une île. Elle la décrivait en ces termes : situé sur le bord de la mer, qui baigne plus de la moitié de son enceinte, Ostende ne tient à la terre que par l'autre moitié. La ville est d'ailleurs très circonscrite et régulièrement fortifiée et tout le païs qui l'environne est ouvert et plat, de sorte qu'avec peu de moyens on peut toujours s'assurer contre la fraude.

 

A SUIVRE

                                                                          

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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