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L'usage du vin dans la marine


par Yannick Romieux


L'idée d'une communication puis d'un article sur « l'usage du vin dans la Marine » me fut suggérée dans un haut lieu du vignoble bordelais lors d'un voyage de notre société en mars 1996. Si le sujet pût paraître, au départ, amusant, son étude approfondie le révéla des plus intéressants et motivants. En effet, les boissons fermentées ou alcoolisées représentaient, à bord des navires, un pôle d' attraction aux multiples facettes car elles sont, à la fois aliment, récompense, mais aussi réprimande de par leur suppression temporaire. Bref, on débouche sur une véritable étude de moeurs où le vin était la cerise sur le gâteau bien amer de la vie des équipages de la marine à voile. Mais avant tout, il faut savoir que Richelieu, le premier à avoir lancé les bases d'une Marine digne de ce nom, avait fait connaître qu'il préférait recruter des marins dont le sang était composé d'eau de mer et de vin plutôt que d'avoir des personnages poudrés, fardés, perruqués et emplumés. Cette phrase était, nous semble-t-il, une véritable déclaration d'intention à savoir que le vin était devenu un rite incontournable dans la Marine.

Bien avant Richelieu, l'histoire maritime grecque nous lègue des citations qui construisent le pont entre vin et Marine. Ainsi, Télémaque, le fils d'Ulysse et de Pénélope, douze siècles avant notre ère, formule précisément ses ordres pour l'avitaillement de son navire : « Emplis-moi de vin douze amphores et les coiffe bien toutes. »

C'est beaucoup plus tard, sous l'égide de Colbert, que l'ordonnance royale du 4 mars 1670 réglait la qualité et la quantité des denrées à fournir aux vaisseaux. D'autres ordonnances suivirent, insistant particulièrement sur le fait de n'embarquer à bord que des vins excellents : Bordeaux, principalement, à l'exclusion du vin Charentais ou Nantais. La ration par homme était de 3/4 de pinte, soit 70 centilitres de vin rouge « franc de pourriture, pousse et aigreur », abreuvé d'autant d'eau pour faire trois chopines 2 de boisson qui serviront aux trois repas. Le vin sera donc rouge de préférence, choisi dans les meilleurs crus et de la dernière vendange (ce qui a priori peut être contestable). En effet, le problème de la conservation à la mer exigeait des vins de haute qualité.

Compensation aux rigueurs de la vie à bord, autant que concession aux habitudes nationales, les marins français reçurent toujours, semble-t-il, des boissons alcoolisées à l'occasion de leurs repas soit sous forme de boissons fermentées (vin, bière ou cidre), soit sous forme de spiritueux (eau de vie, rhum...).

Ces boissons fermentées, nous l'avons dit, posaient de difficiles problèmes de conservation en futailles dans les cales des vaisseaux qui était un « lieu sans air, humide et plein d'émanations miasmatiques ». C'est pourquoi et aussi en raison de la nécessité d'en embarquer des quantités plus importantes, cidre et bière, plus fragiles, ne furent jamais utilisés que pour les armements de faible durée et uniquement dans les mers froides.

Le munitionnaire, c'est-à-dire l'agent chargé de délivrer les vivres et notamment le vin, doit obéir à des ordres royaux qui sont précis et formels. Ainsi, « il ne pourra fournir des vins blancs, des vins de l'île de Ré, du Poitou, de Nantes et du vin vrillé de la Rochelle pour le Ponant, ni des vins du Languedoc pour le Levant ».

Concrètement, pour le Ponant, on utilise exclusivement du vin rouge embarqué sous deux formes : la première provient de Saintonge, d'Anjou et de la Touraine. Ces vins légers et nouveaux ne se tiennent pas à la mer, aussi ils doivent être consommés pendant le premier mois de campagne. Ensuite, on utilise du vin vieux de Bordeaux, cru de Montferrand, de Pallu ou de Quercy. On peut également consommer du vin vieux de Chalosse.

Lorsqu'on embarque des vins pour les climats chauds, il faut veiller à les coller et les fouetter avec une attention particulière avant de les embarquer. Il faut savoir, en outre, que les vins des crus de première qualité, comme ceux de Montferrand, de Pallu ou de Quercy, résistent bien aux chaleurs. Pour le Levant, le vin nouveau est de Provence et le vin vieux provient de Toulon et de Marseille. Sur cette côte méditerranéenne, sont défendus les vins de l'île de Ré, de Poitou, de Nantes, les vins vrillés de la Rochelle et les vins du Languedoc.

Un coulage de 10 % est reconnu et donc toléré par toutes les boissons à l'exception des eaux de vie.

Ce coulage est dû essentiellement aux avaries diverses, à l'acescence et, bien entendu, au chapardage.


Coupe longitudinale d'un vaisseau.
(Plan de Jean Boudriot - Le vaisseau de 74 canons)

Aussi, était-il fréquent, après quelques semaines de mer, de ne plus délivrer aux matelots que de l'eau de vie, de conservation plus facile et d'encombrement encore moindre, environ quatre fois moins, que le vin.

L'allocation journalière prévue par les textes était le quart de celle du vin donc 3/16 au lieu de 3/4 de litre, autrement dit 22 centilitres environ par jour. Mais Louis XIV avait fort bien décelé les dangers de l'alcool puisqu'il déclarait en 1680 : « Sa Majesté a été informé que les eaux de vie sont fort nuisibles à l'équipage. » Colbert, lui aussi, comprit la nocivité de cette pratique puisqu'il la limita aux voyages tropicaux en dépit des dépenses supplémentaires que cela occasionnait.

Une autre considération donnait, pour le matelot, tout son prix au « Vin du Roy ». Ce vin était une sorte de privilège qui, de pair avec les avantages sociaux et le caractère de solidarité des « invalides de la Marine », contribua à faire admettre la dure obligation du « système des classes ».

Le vin était considéré comme si nécessaire pour la santé physique et morale des équipages qu'un règlement de 1786 « interdit aux officiers d'appliquer la peine de rationnement de vin », ce qui fut confirmé, un peu plus tard, par le Roi lui-même alors qu'auparavant elle était mise en vigueur même pour les fautes minimes.

Sous la Révolution, les approvisionnements en vins furent désastreux comme tout le reste puisque la ration journalière tomba de 70 à 42 centilitres. Il fallut attendre le prince de Joinville pour que les choses s'améliorent sensiblement.

Sur les anciens vaisseaux, la cambuse était délimitée par de solides cloisons et défendue par une robuste porte grillagée car les fûts en vidange attiraient bien des convoitises. Si cet endroit était hygiéniquement malsain, il facilitait les manipulations et les approvisionnements. En effet, la distribution journalière de vin donnait lieu à de laborieux travaux de manutention, notamment à cause de l'arrimage des futailles entraînant une bonne assiette du bateau, assiette maintenue à condition que l'on remplisse d'eau de mer les dits fûts après en avoir consommé le vin. Le contenu de ces derniers était transvasé à l'aide de pompes dans les barriques ou demi-barriques. Puis le vin était réparti en bidons collectifs de 7 ou 8 hommes suivant les époques.

Chaque membre de l'équipage disposait d'un gobelet ou d'un bol pour boire le vin distribué à partir du bidon commun à l'aide d'une petite mesure faite souvent avec la moitié d'une noix de coco valant environ 1/4 de pinte, c'est-à-dire 23 centilitres.

Il est cependant à noter que les diminutions ou les augmentations de la ration alimentaire concernaient également le vin. Au cours de la vie quotidienne du navire, le rythme alimentaire, pour l'équipage, était réglé comme suit :
- au déjeuner (7 h 30 en été, 8 h 00 en hiver), il était distribué une chopine de boisson, c'est-à-dire 46 centilitres — cidre, bière ou le plus souvent vin allongé d'eau à parts égales —, ce qui correspondait à 23 centilitres de vin pur. Puis l'habitude s'établit, vers la fin du XVIIIe siècle, de distribuer en toutes régions la boisson du matin sous forme de spiritueux, le « fameux boujaron » d'eau de vie ou de tafia, représentant 1/16 de pinte ou 6 centilitres qui fut réduit à 3 un siècle plus tard et, enfin, supprimé par une circulaire du 9 novembre 1893 ;
- au dîner (11 h 30 du matin en toutes saisons), il était distribué aux hommes une chopine de boisson, principalement du vin. Le traité des vivres du 13 février 1776 notifie que la ration de vin reste inchangée mais qu'il n'est plus question de la « mouiller ». En conséquence, chaque membre de l'équipage reçoit une demi-chopine par repas, soit 23 centilitres qui passera, en 1893, à 25 centilitres ;
- au souper (18 h 00 en été, 17 h 00 en hiver), du XVIIe siècle jusqu'en 1874, le vin est servi suivant les critères du déjeuner. Il faut savoir, de plus, qu'il existait toute une gamme de rations supplémentaires suivant les grades et que l'on multipliait aussi les occasions de « double dose » lors des fêtes religieuses ou royales, ou encore en guise de récompense, ce qui, bien entendu, faisait l'affaire de l'équipage...

En ce qui concerne l'état-major, il disposait de vin vieux de Montferrand, de Margaux, de Médoc, de Graves (en rouge et en blanc), de Sauterne et de Talence. De plus, il avait à sa convenance du ratafia et divers fruits à l'eau de vie. Il faut savoir que le service de la table du capitaine, qui reçoit l'état-major, est raffiné et l'on boit plus de vin cacheté que de brocs provenant, par l'intermédiaire des dame-jeannes, des barriques en perce. Notons enfin que certains membres de cet état-major avaient des provisions personnelles mais cette disposition fut réduite à deux caisses de vin ou de liqueur en 1783 pour cause, semble-t-il, d'abus.

Dans ce contexte, il est intéressant de savoir ce qu'en pensaient les méde­cins-hygiénistes de la Marine. Pour cela, nous ferons appel à deux personna­lités de cette discipline : le docteur François-Vincent Palois (1771-1847), médecin nantais et auteur, en 1801, d'une thèse très remarquée sur l'hygiène navale, et son confrère Jean-Baptiste Fonssagrives (1823-1884), célèbre médecin de la Marine et professeur d'hygiène à la Faculté de médecine de Montpellier.

En réalité, ces deux figures de proue partagent, à une cinquantaine d'an­nées d'intervalle, un certain nombre d'idées communes. Ainsi, ils considé­raient la bière comme très nourrissante et antiscorbutique. Pour le cidre, ils le regardaient comme propre à prévenir ou à écarter le scorbut. Mais ils préviennent, à l'unisson, que ces deux boissons se conservent difficilement à la mer, surtout quand la température est élevée, et prennent une place considérable dans les cales, ce qui les excluent pratiquement des vivres à embarquer. Quant au vin, il lui attribuent la propriété de neutraliser les influences débilitantes de l'encombrement nautique, de consoler le marin qui a une existence rude et monotone de nature à engendrer le décourage­ment et l'ennui, et enfin d'aider à supporter le séjour prolongé dans les pays chauds. Ils attribuent aussi au vin une propriété antiscorbutique de par la sève qu'il contient et associé aux acides végétaux. En effet, nous savons aujourd'hui que seul le vin renferme un peu de vitamine C (1,8 mg pour 100 grammes) 3, mais que le tabac et l'alcool en augmentent sa consom­mation. Dans ce cas, on peut se demander où se trouve l'effet bénéfique...

Pour ce qui est de l'eau de vie, nos deux hygiénistes préconisent de la leur donner comme cordial après des travaux pénibles ou par temps froid ou plu­vieux, mais jamais à jeun car elle entraîne l'ivrognerie.

Finalement, ces deux médecins, spécialistes de l'hygiène navale, se pro­noncent pour le vin comme boisson de base à bord des vaisseaux tout en dénonçant les méfaits de l'alcoolisme. Leur comportement est pour le moins ambigu car ils ont tendance à mettre en cause les eaux de vie, responsables de la mauvaise ivresse ainsi que des délabrements physiques et moraux, et à faire preuve de la plus grande indulgence à l'égard du vin. Comme si, dans ce domaine, il pouvait y avoir deux poids et deux mesures...

Cependant, le mot de la fin revient à Fonssagrives qui résume parfaite­ment la pensée du corps médical de la Marine sur ce sujet. Ainsi, nous dit-il, les médecins des gens de mer pensent que si cette partie du régime de l'homme embarqué devait être modifiée, ce serait uniquement dans le sens d'une augmentation car le vin a l'avantage de désaltérer et de nourrir. C'est un concept qui était loin de déplaire à l'équipage, vous en convien­drez.

Si sur les vaisseaux, il y avait le vin-aliment, comme nous venons de le voir, il y avait aussi, comme à terre, le vin-médicament. Ce dernier se préparait essentiellement par deux procédés :

Il existe des vins médicamenteux simples comme celui d'absinthe, de colchique ou encore le vin Mariani ou vin de coca et des vins médicinaux composés comme le vin de quinquina ou le vin aromatique amer.Enfin, personne ne sera surpris en sachant que le vin médicamenteux le plus utilisé dans la Marine était le vin antiscorbutique.Nous voilà donc arrivé à la fin de cette brève histoire du « vin dans la Marine ». Si cette boisson reste encore une tradition éminemment respectée, on peut dire que, pratiquement de tout temps, on a différencié, peut-être plus encore dans la Marine qu'ailleurs, le vin-aliment du vin-médicament, ce qui m'empêchait pas certains malades comme certains bien-portants d'en faire parfois des abus. Alors à cette histoire s'impose une morale qui est, plus que jamais, à l'ordre du jour et qui ne trahira pas les slogans modernes de publicité type

 

 

BIBLIOGRAPHIE

J. BOUDRIOT, Le Vaisseau de 74 canons. Collection archéologique navale française, Éditions des quatre seigneurs, Grenoble, 1973, 4 tomes, 1050 p.

A. CARRÉ, Notes personnelles aimablement transmises à l'auteur par ce médecin général de la Marine. J.-B. FONSSAGRIVES, Traité d'hygiène navale, Librairie J.B Baillière et fils, Paris 1877, 919 p.

V. HUE, Étude critique du traité d'hygiène navale de EV Palois, chirurgien-navigant nantais, Thèse pharmacie Nantes, 1995, 196 p.
Ph. MASSON, La Mort et les Marins, Glénat, Grenoble, 1995, 395 p

                                                                                                                                                                                                                                     

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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