HISTORIEK  HISTORIQUE HISTORIC

 

 

H

 

 

 

 

                                                                                                                                                                  

La Compagnie d'Ostende (V)

 

de Leon Hennebicq 1919

 

XII DEPUIS

Depuis, les Belges n'ont pas renoncé à leurs belles traditions de gloire maritime et coloniale. Sans cesse, leurs efforts ont tendu à les renouer.

Quoique privée de ses établissements et supprimée par des traités solennels, la Compagnie d'Ostende subsista en fait jusqu'à la fin du régime autrichien. Elle s'intéressa dans diverses entreprises nationales et étrangères et, pendant longtemps, les actionnaires touchèrent de gros dividendes.

Pourtant, malgré leurs démarches, Marie-Thérèse, qui avait succédé à Charles VI en 1740, ne fit jamais rien pour les dédommager des pertes subies aux Indes Orientales. Elle préféra favoriser les ports de l'Adriatique plutôt que d'accorder quelque faveur à Ostende.

Aussi, en 1770, n'y avait-il plus en Belgique, au témoignage de Romberg, « ni navigation intérieure, ni fret, ni transport par bateaux »,

Ostende prit, cependant, un vil essor commercial au moment où éclata la guerre entre l'Angleterre et la Hollande : il profita de ce conflit, qui paralysa pendant quelques années la navigation des deux Puissances belligérantes, en accueillant dans ses eaux les navires portant l'un ou l'autre pavillon.

En 1781, Joseph II, particulièrement intéressé aux questions économiques, déclara Ostende port franc, et, aussitôt, les vieux quais, déserts jusqu'alors, devinrent le centre d'un commerce considérable. En une seule année, plus de 2.500 navires de haut-bord vinrent mouiller dans le port ; les étrangers ne tardèrent pas à affluer de toutes parts et la population s'accrut à un tel point qu'il fallut démanteler les remparts, pour étendre les limites de la ville.

Joseph II, qui venait de faire raser les forteresses de la Barrière, prétendit alors affranchir complètement la Belgique de la tutelle des Provinces-Unies en rouvrant l'Escaut au commerce mondial. Il sollicita l'appui de l'Angleterre, alors en guerre contre la Hollande, et l'alliance de Catherine II. Celle-ci songeait précisément à faire d'Anvers, sinon une base russe dans la mer du Nord, du moins un entrepôt et une escale pour ses navires ; peut-être songeait-elle aussi à étayer ses prétentions à la liberté du Bosphore et des Dardanelles en ouvrant l'Escaut aux navires de toutes nationalités.

Tous ces efforts furent stériles, hélas !

En vain, toujours en vain, Joseph II déchaîna alors la fameuse guerre de la Marmite. Le seul résultat de toutes ces tentatives fut de nous montrer avec quelle rigueur les gens de Hollande nous fermaient notre seul grand débouché commercial.

Il fallut attendre l'invasion française pour libérer notre grand fleuve national de toutes ces entraves. Notre commerce, pourtant, n'y trouva guère de profit, car, si, dès 1801, Bonaparte rouvrait la Bourse d'Anvers et y faisait creuser de vastes bassins, notre pays ne devait encore réaliser aucune expansion. De même qu'aux siècles précédents s'étaient battus pour compte d'autrui la fameuse Infanterie Wallonne et les dragons de Latour, —les « blancs becs » comme on les appelait, — les Belges d'alors durent se contenter de montrer leur bravoure au service de la République française et de ['Empire. Ce fut dans cette pléiade des Duvivier, les Evers, des van der Burgh, des Daine, couverts d'honneurs par Napoléon, que, dès 1815, le gouvernement des Pays-Bas fit choix d'officiers pour guerroyer aux Indes. Ils partirent avec enthousiasme ; c'était le temps où l'on croyait encore à la possibilité de faire de la Hollande et de la Belgique une Patrie commune ; et, dans cette pensée, ils voulaient accroître le domaine de la Patrie.

Ces Belges constituèrent bientôt l'immense majorité des troupes expéditionnaires du général Antinck. Des corps entiers comme le célèbre bataillon de flanqueurs n° 1 (commandé par le colonel Schenk), comme le 7e régiment de hussards, furent presqu'exclusivement composés de Belges. Il faut citer parmi nos compatriotes qui illustrèrent le mieux le nom belge les colonels de Bast et de la Fontaine, le major Leclercq, les capitaines Boindon, de Lassasie, Artan, Cartou de Familleureux André de Nothomb, les lieutenants de Guaître, de Cuypers, de Dudzeele, Benoît Holvoet, le sergent d'Union, le maréchal des logis Lahure, qui devint plus tard général et aide de camp du roi Léopold. Ce sont quelques noms choisis parmi des centaines, quelques noms que les voyageurs retrouvent avec émotion sur la pierre des humbles tombeaux au loin dans les pays conquis ; la plupart de ces héros sont, en effet, tombés là-bas.

C'est le colonel namurois de la Fontaine qui, en 1819, reconquit les Célèbes et se couvrit de gloire à Palembang. Ce sont les contingents commandés par des Belges qui soumettent l'empire de Sumatra. Ce sont eux qui soutiennent, à Java, la terrible guerre de cinq ans. On ne célébrera jamais assez l'obscur héroïsme de certains chefs comme ce capitaine Nicolas Goffinet, Luxembourgeois, qui après avoir conduit à la victoire les « six mille soldats qu'il commande, meurt, un soir de bataille, d'une flèche empoisonnée pour avoir voulu, en visitant un poste avancé, sauver du risque de mort des soldats indigènes » ; — comme ce lieutenant de Lieser, Luxembourgeois aussi, de cette partie de la province prise par la Prusse en 1815, qui, ayant le bras emporté, s'écrie « Il me reste un bras et un cœur pour môn pays ! » et tombe mort de sa blessure.

Mais le « mariage de raison » de la Belgique et de la Hollande ne dure pas. En 1830, alors que la colonie était définitivement reconquise, l'écho des événements de Bruxelles arma bientôt de nombreux Belges des Indes. Ils furent aussitôt de cœur avec leurs frères restés au pays ; et un esprit nouveau ne tarda pas à se faire jour.
Comment laisser ces îles, soumises au prix de leur sang, à ceux que l'on chassait là-bas des provinces belges ? Avaient-ils travaillé pour la Hollande ? Non, pour leur pays, pour la Belgique qu'ils veulent libre, indépendante et forte.
Déjà les plus ardents et les audacieux parlaient d'expulser les représentants du roi Guillaume et de s'emparer de Java au nom du peuple belge.

Le bruit de cette insurrection fut apporté en Belgique par des navires venant de l'Inde. Les équipages de ces navires donnaient les détails les plus circonstanciés sur la marche et le succès de cette révolution militaire. Ces détails, rapportés dans nos provinces le 8 août 1831, suscitèrent un vif enthousiasme et des espoirs immenses.

La Belgique vivait alors des heures tragiques : l’armée hollandaise s'avance rapidement vers Bruxelles ; l'armée de la Meuse, que commande Daine, est en pleine déroute ; celle de l'Escaut (Ticken de Terhoven) doit se replier sur Louvain, et les Français, dont on attend l'arrivée avec anxiété, viennent à peine de passer la frontière. Aussi, pour réconforter le moral, le Gouvernement annonça-t-il sans tarder les heureuses nouvelles des Indes dans le Moniteur, et le baron de Coppin, gouverneur du Brabant, fit placarder aussitôt une proclamation annonçant que « les Belges, qui se trouvent à Batavia, s'étaient emparés du Gouvernement de l'île de Java et que ce gouvernement avait été reconnu par les naturels ».

Hélas ! Cette nouvelle était considérablement exagérée : tout s'était borné à une tentative avortée. Du moins le drapeau noir, jaune et rouge avait-il flotté quelques heures sur la capitale de l'île.

Ce fut tout. La Belgique déçue eut bientôt une déception plus cruelle qui lui fit oublier celle-là. Non contente de l'exclure du partage de ses colonies, la Hollande obtenait deux de ses provinces les plus chères : ce Limbourg et ce Luxembourg dont tant et tant de fils avaient succombé là-bas bravement et obscurément en pensant à leur pays et n'avaient pas cru travailler pour d'autres...

Sous la vigoureuse impulsion de Léopold ler, l'expansion belge connut un nouvel essor. En vertu de l'axiome anglais que le trafic suit le pavillon, (Trade follows the flag), ce grand roi commença par où eût dû peut-être commencer le marquis de Prié. Il dota la Belgique d'une petite marine de guerre.

Mais loin d'être soutenu et encouragé dans la réalisation de ses vues par les ministres et par l'opinion, le Roi, vieux et malade, fut combattu, entravé, livré à lui-même, et, en 1863, alors précisément que l'Escaut s'ouvrait enfin librement au commerce international par le rachat des péages, notre marine royale était morte, morte faute de crédits, morte par la faute de ce sot et mesquin esprit de clocher qui, si longtemps, fit notre médiocrité, et en vertu de quoi, en 1828, alors que, comme nous l'avons vu, des Belges versaient à flots leur sang dans la brousse malaise, plusieurs députés des provinces belges demandèrent que la Hollande renonçât à ses colonies .
Pourtant si l'esprit d'entreprise et l'intelligence des affaires étaient encore peu développés en Belgique, il se trouvait, comme aux siècles passés, des Belges audacieux qui comprenaient tout le prestige et tout le profit que la Patrie pourrait tirer de son expansion dans les pays lointains.

Dès 1837, les Belges ne cessèrent d'étudier une foule de projets de colonisation sur tous les points du globe. La plus célèbre de ces entreprises de colonisation est celle qui fut tentée au Guatémala. En 1842, il s'était formé, avec l'appui du Roi, une société anonyme pour créer des établissements coloniaux dans l'Amérique Centrale et ouvrir des relations commerciales entre cette contrée et la Belgique. Cette société belge avait racheté à une Compagnie anglaise à charte une concession de 500.000 hectares I que celle-ci avait obtenue à Santo-Thomas de Guatemala .

Un premier groupe de colons y arriva, en mai 1843, à bord des bricks Théodore et Ville-de-Bruxelles qu'escortait une goélette de la Marine Royale, la Louise-Marie. Aussitôt ces colons se mirent à défricher l'emplacement de la future ville. Déjà, un débarcadère était construit lorsqu'arriva, au début de 1844, un nouveau groupe de 400 colons ; et, dans la même année, 500 autres émigrants vinrent grossir le nombre des Belges établis au Guatemala. Les 1.200 colons belges, aidés par une nombreuse main-d’œuvre indigène, se mirent aussitôt à l'œuvre, en août 1844, ils avaient déjà mis en culture une soixantaine d'hectares.

Mais cette entreprise, qui avait débuté sous de si heureux auspices, devait bientôt connaître de tristes jours. L'alcool et la maladie ne tardèrent pas à décimer les colons, tandis que, privée de concours financier du gouvernement, la compagnie belge devait cesser de payer au gouvernement guatémaltèque la redevance imposée par l'acte de concession ; et le territoire concédé devint une circonscription administrative de la république.

Mais cet échec ne ruina pas notre énergie. En 1844, une autre tentative du même genre était faite par une Compagnie Belgo- Américaine de Colonisation qui avait obtenu une concession de 20 lieues dans la province de Santa-Catharina, au Brésil. Elle n'eut, hélas ! pas plus de succès que la précédente.

Léopold ler regretta longtemps l'insuccès de ces tentatives. « L'Amérique Centrale, écrivait-il en 1851 à M. Rogier, est devenue fort importante ; elle a de l'avenir et il est inconcevable comment en Belgique on ne lui accorde pas plus d’intérêt.. » Ce grand Roi comprenait, avant que les esprits à courte vision ne s'en rendissent compte, que la Belgique allait avoir, avant un demi-siècle, un besoin impérieux de colonies qui ouvrissent des débouchés à son commerce et qui fournissent .des matières premières à son industrie. Il voulait que la Belgique s'en créât avant que la France, l'Allemagne et l'Angleterre ne se les disputassent.

Jusqu'alors les entreprises coloniales des Belges avaient été surtout un épanouissement de notre puissance et de notre vitalité ; le moment allait venir où les colonies seraient pour la Belgique, comme pour toutes les grandes puissances européennes, un prolongement nécessaire de la mère Patrie, un débouché indispensable pour l'expansion à outrance de cette industrie que l'on voyait alors naître et qui devait grandir démesurément. Ce moment est venu pour l'Angleterre dès après Waterloo : de là date l'Empire Britannique ; pour l'Allemagne en 1870, avec la victoire qui lui donnait la force et la puissance ; pour la France en 1870, également, avec la défaite qui lui enlevait plusieurs de ses débouchés européens et qui, par là même, la forçait à s'en conquérir d'autres au-delà des mers.
C'est ce qui explique que, de toute son énergie, Léopold Ier poussa la Belgique à s'occuper de son expansion avant que les grandes Puissances ne lui enlevassent tout espoir d'y parvenir. Dès 1844, comprenant l'inutilité de nos efforts en Amérique, il dirigeait l'expansion belge vers l'Afrique, où, trente ans plus tard, reprenant la tradition de cette grande politique, Léopold II devait nous conquérir pacifiquement, malgré les ambitions des trois grandes Puissances, un immense empire colonial.
Cette année-là, il fut question — fait généralement ignoré — de l'envoi d'un corps de troupes belges en Abyssinie. En 1848, la Belgique acquit, sur les bords du Rio Numez, à la côte de Guinée, la possession d'un district appartenant à des chefs indigènes. Cette tentative d'établissement commercial, plus sérieuse que les précédentes, échoua par crainte des charges et des complications diplomatiques, qui pouvaient, prétendait-on, en résulter pour le pays. Si elle avait réussi, comme le faisaient espérer les premiers résultats obtenus en 184,9, nous eussions devancé de trente ans les Français, les Anglais et les Allemands dans la prise de possession des côtes de l'Afrique Occidentale.

C'est ce que faisait encore remarquer, sept ans plus tard, le rapporteur de la Commission de la Marine, le capitaine Brialmont, lorsqu'il proposait, dans la séance du 25 octobre 1856, de créer des relations entre la Belgique et la Côte d'Afrique. « Si nous n'y prenons garde, disait-il, nous y serons bientôt devancés par la France et par l'Allemagne qui commencent à sentir vivement la nécessité de créer des débouchés nouveaux .» Mais tous ces avertissements, hélas ! Tombèrent dans l'oreille de sourds. Et Léopold I", que déjà la maladie minait, s'en plaignait amèrement. « Nous devons tout créer, écrivait-il à M. Deschamps, Ministre des travaux publics, pour ce pays car l'entreprise particulière ne fait presque rien. »

C'est à cet état d'esprit que Léopold II se heurta lorsqu'il voulut, à son tour, conquérir pour la Belgique une grande possession africaine. Pas plus que Léopold Ier, il ne fut soutenu par la nation, quand il voulut, à son tour, conquérir pour la Belgique une grande possession africaine. Dans notre petit pays, trop peuplé, hélas ! par de petites gens, il était comme un aigle en cage, avec l'amertume au cœur de voir si souvent incomprises ou méconnues les hautes ambitions qu'il nourrissait pour son peuple.

Pareil à ces conquistadors lusitaniens, il en avait l'inflexible volonté ! Nulle indécision chez lui ; il courait droit au but sans s'inquiéter des contingences. Plus diplomate aussi qu'aucun doge ne le fut jamais, il nous conquit, sans flotte, sans argent, sans appui cette magnifique terre d'Afrique que, jusqu'alors, selon la coutume des géographes anciens, on eût pu désigner par l'inscription : Hic suret icones.
Lorsqu'il s'agit de donner un drapeau au jeune Etat indépendant du Congo, il fut proposé qu'on y dessinât un sphinx pour symboliser à la fois le mystère de l'Afrique et le caractère aventureux de l'entreprise. Léopold II opposa à ce projet son veto : « Quoi ! dit-il, ce qu'il faut sur ce drapeau d'azur c'est non pas un sphinx, mais une étoile. Elle nous montrera le but vers quoi nous marchons et l'inébranlable confiance qui nous anime dans la réussite de notre dessein. »
Depuis, l'étoile s'est posée sur cette terre prédestinée et celle-ci vaut à la Belgique l'encens, la myrrhe et l'or..,

 

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE     
INTRODUCTION 
CHAPITRE I. L'expansion belge jusqu'à la Compagnie d'Ostende    
CHAPITRE II.           La Belgique au début du XVIIIe siècle. 28
CHAPITRE III.          Le port d'Ostende, dernier espoir . . .      
CHAPITRE IV. L'exemple du chevalier de la Merveille et la colère d'Amsterdam et de Londres         
CHAPITRE V.          Pour protéger leur commerce, les Belges réclament une flotte de guerre   
CHAPITRE VI. Fondation de la Compagnie d'Ostende.
CHAPITRE VII. Le premier convoi et les incidents qu'il provoque 
CHAPITRE VIII. Une thèse de droit qui est une iniquité.
CHAPITRE IX. Le pusillanime Charles VI suspend la Compagnie en pleine prospérité
CHAPITRE X.          De la suspension à la suppression          
CHAPITRE XI. Suprêmes et vains efforts         
CHAPITRE XII. Depuis     

 

                                                                        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ajxmenu1