HISTORIEK  HISTORIQUE  HISTORIC

 

 

H

 

 

 

 

                                                                                                                                                              

LA COMPAGNIE D'OSTENDE(I)

de Leon Hennebicq 1919

L'EXPANSION BELGE JUSQU'A LA COMPAGNIE D'OSTENDE
Il ne s'est guère passé de siècle où le Belge n'ait montré son audace et son esprit d'initiative par quelque expédition lointaine.

Ce furent d'abord ces énergiques Morins et Ménapiens, ces ancêtres de nos robustes populations côtières qui, sur leur petites barques non pontées, se lancèrent hardiment à l'assaut de l'âpre Océan et, doublant les Colonnes d'Hercule, allèrent trafiquer jusque sur les côtes de l'Italie.

On fut tellement frappé, à Rome, de l'audace de ces Barbares, que c'est à un Ménapien, nommé Caraus ou Carausius — un ancien rameur des chiourmes impériales — que fut confié le commandement d'une grande flotte destinée à faire la chasse aux pirates qui infestaient alors la Manche et la mer du Nord. Ce même Caraus s'en servit d'ailleurs pour s'emparer de la province de Bretagne (l'Angleterre actuelle) et pour s'y faire nommer empereur, en 187, grâce à l'argent que lui avait rapporté sa campagne contre les pirates.

Plus tard, malgré le heurt des invasions barbares, rien n'amoindrit cet esprit de commerce qui, dès cette époque reculée, avait fait connaître aux Romains les fameux jambons de Ménapie et exporter de Belgique des blés, des laines et d'innombrables troupeaux d'oies dont la chair était fort appréciée par les gourmets de Rome. Alors que déjà les Huns accouraient des steppes de l'Asie, au trot de leurs petits chevaux rapides, des Belges s'en vont, au fin fond de la Russie, à Novgorod et ailleurs, vendre leurs draps frisons dont la réputation est déjà bien établie. Leurs relations commerciales avec l'étranger ne cessent de s'étendre : ils trafiquent avec le Midi, ils trafiquent avec le Nord. Le commerce allemand s'empare des tissus flamands et s'en fait une richesse. Les règlements de Londres, au IXe siècle, font mention de marchands qui venaient des pays de Bruges et de Liége et parcouraient en tous sens le royaume d'Angleterre.

Puis ce furent les Croisades, cette merveilleuse geste » qu'entraînés dans un souffle de foi et d'épopée les Belges écrivirent de leur sang sur les sables de la Palestine et de l'Asie Mineure —et dont on regrette peut-être déjà de ne pas avoir continué la tradition en aidant, de nos jours, Français et Britanniques à conquérir cette terre que, jadis, nos ancêtres arrachèrent à l'Islam.

Et si nous parlons ici des Croisades, c'est que plus d'un trait commun les rapproche de nos modernes expéditions coloniales et, aussi, qu'elles eurent une influence prépondérante sur les relations commerciales de la chrétienté avec le Levant.

Car si c'est sans aucun esprit de lucre que les Belges luttèrent à corps perdu contre les Infidèles, il n'en est pas moins vrai que Venise put, grâce aux Croisades, se créer un vaste empire et donner un essor prodigieux à son commerce. Comme quoi les grands bouleversements de l'histoire comptent presque toujours des causes économiques parmi leurs causes profondes.

C'est ce que montre à merveille, en une langue pittoresque et colorée, M. Maurice des Ombiaux, dans Le Brabant et la bataille de Woeringen, sur le Rhin . Il nous y montre, en effet, que si la bataille de Woeringen (1288) eut pour résultat politique de réunir le Limbourg avec le Brabant et de reconstituer ainsi le duché de Basse-Lotharingie sous un seul chef, un des fruits de cette victoire — et non le moindre — fut de débarrasser la grand ‘route commerciale reliant Bruges à Cologne  de tous les brigands qui l'infestaient et rançonnaient les voyageurs se rendant soit à Anvers, soit à Bruges, soit encore à cette foire de Thourout, célèbre alors dans toute l'Europe à l'égal de celle de Beaucaire ou de Novgorod.

La garde des chemins entre Rhin et Meuse était d'une grande importance, alors que Bruges et Anvers avaient besoin d'un vaste « hinterland » dont la sécurité leur fût garantie ; sans quoi on eut à craindre que le trafic commercial qui enrichissait alors Liège, Brabant et Flandre, ne désertât vers Hambourg ou vers quelque autre port de la Hanse Teutonique.

Bruges qui, par sa situation exceptionnelle, était la seule escale entre les Échelles du Levant et les ports de l'Europe septentrionale, n'avait pas tardé à devenir un des plus grands marchés com­merciaux de l'univers. « Les passes du Zwyn étaient alors, écrit M. Pirenne, aussi connues des marins que celles des lagunes de Venise, et l'on trouvait sur le « Groote Markt » (Grand-Marché) une animation aussi grande, une foule aussi bigarrée que sur la place Saint-Marc. »

Et dans cette Venise du Nord se rencontraient tous les peuples de la chrétienté : « Là, au témoignage du vieux chroniqueur Chastellain, tenoit tables de marchandizes tout le monde chrestien, et estoient ycelles nacions d'Espaigne, d'Arragon, de la coste de Biscaye et prince de Quispucoa, de Portugal, d'Escosse, Vénissiens, Florentins, Milanois, Genevois (Génois) et habitans de Plaisance, de Lubeck, d'Hambourg, de Dantzig et de Brème », auxquels il faut encore ajouter les Français, les Anglais, les Lusitaniens, les Castillans, les nations de Lombardie et de Navarre.

Une lettre de Marguerite de Flandre, concernant les droits de tonlieu sur le Zwyn, nous donne la nomenclature des principaux produits qui, à l'importation et à l'exportation, faisaient le fond du commerce brugeois. C'étaient les vins d'Espagne et de France, les bières anglaises, les laines d'Ecosse, les soieries italiennes et orientales, les toiles, les filés, les attelages de chariot, les merceries, les épices de toutes sortes, les pelleteries de Hongrie, l'étain anglais, le cuivre rouge de Pologne, et vingt autres produits qu'y amenaient les nefs, les caraques, les caravelles, les galères, les galéasses et les coggen.

C'était l'époque où Bruges et Ypres se trouvaient à la tête des quatre-vingt-dix villes de la Hanse. La Flandre était alors la nation maritime du monde, analogue à ce qu'est l'Angleterre aujourd'hui. La réputation des marins belges était si bien établie que le vocabulaire maritime emprunte la plupart de ses termes au flamand. Devons-nous le rappeler ici ? C'est à un Belge illustre, Mercator, que l'on doit la première carte hydrologique et le système de projection qui sert de nos jours encore à l'établissement des cartes marines ; quant au premier atlas de géographie, c'est son collaborateur Ortelius qui le composa.

Dès cette époque, les expéditions lointaines ne cessent de se succéder. Les relations entre Damme (l'avant-port de Bruges) et les côtes occidentales de France, notamment avec la Saintonge, étaient si fréquentes, au début du XIIIe siècle, que les marins brugeois rapportèrent chez eux les lois d'Oléron. Ces lois, traduites en flamand et complétées par diverses coutumes locales, prirent le nom de Droit maritime de Damme.

C'est vers la même époque que la mère de Charles le Téméraire, la duchesse Isabeau de Bourgogne, qui avait obtenu du gouvernement portugais la concession des îles Açores, découvertes, en 1449, par Jacques de Bruges, y envoya une colonie flamande sous la direction d'un « poorter » brugeois, nommé Jacob Hurter. De là, le nom d'Iles Flamandes (Ihlas Flamengas) que l'archipel conserva longtemps. On y retrouve bien des traces de cette population flamande : un patois déformé y est encore en usage et les femmes portent la « faille », le manteau à long capuchon dont se parent les paysannes des Flandres.

Plus tard, l'audace de nos hardis marins s'accrut encore. Il s'en trouva même qui se risquèrent sur leurs petites barques jusqu'au Groënland et jusqu'à Terre-Neuve.
Cependant les Belges, que de longues années de guerre avaient ruinés, émigrèrent dans toute l'Europe. Dès le XIIe siècle, attirés qu'ils étaient par un alléchant prospectus du roi Édouard d'Angleterre qui leur promettait « du bon bœuf et du bon mouton tant qu'ils en pourraient manger », des tisserands d'Ypres et d'ailleurs s'en vont fonder plusieurs colonies telles que Norwich qui, au XVIe siècle, grâce à des émigrations successives, devait compter plus de 4.000 Belges Aussi le comté de Norfolk et la ville de Norwich restent-ils, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le grand centre de l'industrie de la laine. De nos jours encore, leurs descendants se reconnaissent à de vieilles coutumes, notamment celle de l'élevage des canaris.

Les relations entre Bruges et Londres étaient alors si fréquentes, les marchands de Bruges établis sur les bords de la Tamise formaient une association si importante, qu'un négociant brugeois était spécialement chargé de régler les rapports entre Flamands et Anglais et de diriger cette association. Il prenait le titre de « comte de la Hanse », de même que l'association des marchands brugeois s'intitulait la Hanse de Londres.

Des artisans wallons, habiles dans le travail des forges, sont attirés à prix d'or en Suède et en Moscovie pour y implanter les procédés en usage sur les bords de la Meuse. De véritables colonies belges se fondent également en Silésie et en Transylvanie. Rappellerons-nous, enfin, que c'est un bourgeois de Bruges, nommé van Gobeleen, qui, vers la fin du xve siècle, fonda en France la manufacture de tapisserie de haute-lisse qui devait devenir si célèbre sous le nom de Gobelins, après que Colbert l'eut mise sous la protection royale, en 1662 ?

Mais c'est vers l'Allemagne que l'émigration belge fut la plus considérable.

Alors que la Germanie était encore couverte de marais et de forêts, des colons belges s'en vont défricher de vastes contrées incultes et sauvages.
Les premiers paysans flamands, probablement appelés par l'archevêque Friedrich, arrivèrent en 1106 dans la région de Brème et s'établirent dans le pays marécageux appelé Hollerland qu'ils défrichèrent. L'afflux de colons se poursuivit pendant deux générations. Des villages flamands se fondèrent sur les deux rives du Weser ainsi que dans le Holstein occidental, entre l'Elbe et le Stör.

Pendant ce temps, une émigration de religieux cisterciens se fit dans l'Allemagne centrale. Leurs couvents devinrent, à leur tour, le noyau de colonies de paysans flamands. Ces paysans réussirent à drainer, à colmater et à cultiver des terres dont la stérilité avait rebuté les Wendes.

Le succès de ces colons amena divers princes allemands à appeler d'autres colons de cette race tenace et industrieuse pour défricher les forêts des Marches de l'Est avec des Saxons et des Westphaliens. Toute une région de la rive droite de l'Elbe porte encore aujourd'hui le nom de Flâming et l'on trouve à cette époque des colonies flamandes jusqu'en Silésie.

Parmi ces populations encore barbares de Germains et de Slaves, les Belges conservèrent leurs coutumes de Flandre et de Brabant. Et ce qui prouve l'importance de ces immigrations belges, c'est la ténacité étonnante avec laquelle quelques axiomes de droits flamands se sont conservés. Dans le Goldene Aue (Prairie d'or, région de l'Elbe moyen), le Jus Flamingicum ne fut aboli qu'en 1850 et la commune des propriétaires ruraux du droit flamand exista à Bitterfeld jusqu'en 1873.
Les Allemands nous ont donc témoigné de singulière façon leur reconnaissance. Pendant la guerre, pourtant, un Allemand, le professeur Dr Georg Brodnitz, a rappelé, après l'historien belge de Borchgrave, une foule de faits qui témoignent de l'importance et des résultats de cette immigration.

Puis vint le déclin de Bruges résultat inévitable de l'ensablement du Zwyn. Ce fut Anvers, qu'un heureux débordement de l'Escaut, au XIIIe siècle, avait relié directement avec la mer, qui prit sa place. Bruges, dans sa lutte contre cet ensablement, eût sans doute pu réussir à conjurer le péril. Mais ce qui, plus sûrement que les éléments, ruina a prospérité de Bruges, ce fut l'état stationnaire le ses méthodes commerciales. En présence des Transformations du commerce, Bruges resta obstinément fidèle à ses traditions médiévales. Elle ne comprit pas que des règlements, si minutieux qu'ils soient, ne prévalent pas contre la vie ; bref, elle ne sut pas évoluer suffisamment, se transformer, se « moderniser ».

Aussi, malgré les efforts que l'on fit pour les retenir, les dix-sept fameuses « nations » qui avaient jadis fait sa gloire émigrèrent en masse. Enfin, en 1516, la Hanse transporta le siège de ses affaires à Anvers. Ce fut le coup de grâce. Désormais, enveloppée dans le suaire de son glorieux passé, Bruges vécut à l'écart, de la benoite vie des petites villes flamandes.

Anvers devint bientôt, à son tour, le marché de l'univers ; elle connut, elle aussi, la splendeur qui, jadis, avait illustré Bruges. Là, comme à Bruges, on rencontrait, au XVIe siècle, des Scandinaves, des Arabes, des Espagnols, des Persans, des Osterlins, des Anglais, des Génois, des Français et des Vénitiens. « Vers 1550, écrit Henne, le mouvement d'entrée et de sortie du port d'Anvers s'élevait à 300 bâtiments par jour. I1 y avait souvent, dans l'Escaut, 2.500 navires qui attendaient leur tour de déchargement ». D'après Guichardin, qui habita la ville pendant plusieurs années, l'importation du port d'Anvers montait, vers 1560, à 15.935.000 écus, soit 31.870.200 florins carolus .

Quant à l'exportation, elle était constituée en grande partie par l'industrie belge ; à cette même date, les manufactures des Pays-Bas méridionaux atteignent annuellement un produit moyen de quatre millions de florins, somme énorme, eu égard à la valeur de l'argent.

Bientôt, hélas ! Ce furent les jours maigres ; puis la ruine d'Anvers, lorsque la trêve de Dix-Ans, puis le traité de Munster nous eurent imposé la fermeture de l'Escaut. Privés de leur occupation habituelle, nos marins, qui venaient encore de faire leurs preuves en tant que « gueux de mer », se rabattirent sur la guerre de course. Ce furent eux qui, au temps des grandes guerres maritimes, fournirent d'excellents équipages aux corsaires de Dunkerque et d'Ostende. Et là encore, dans cette audacieuse flibuste, ils montrèrent des qualités exceptionnelles. Jean Bart était de leur race, comme ce Jean Jacobsen d'Ostende qui, dans la guerre contre la Hollande, abandonné par deux frégates espagnoles qui naviguaient de conserve avec lui, résista tout seul contre une escadre entière puis se fit, sauter avec son navire plutôt que de se rendre.

Ce Jean Jacobsen, un grand-oncle de Jean Bart, connaissait si parfaitement tous les bancs et toutes les passes de la mer du Nord qu'il reçut des marins Ostendais le surnom de « Renard de la mer ». Et, pourtant, les marins flamands, célèbres par leur héroïsme et leur habileté nautique, ne manquaient pas. Dans le seul port d'Ostende, que de noms fameux évoquent en nous tout un merveilleux passé de gloire maritime ! C'est le temps des Erasmus de Brouwer, Roel de Reuse (le géant), Jan Broecke, Verstelle, Van Hembden, De Ridder, Janssens, Verhaege, Jan Dieriksen, Jacob Besage et du brave Philippe de Maestricht, à qui, pour sa bravoure, l'archiduc Albert décerna, en 1618, une médaille, sur quoi était gravée la devise « toujours vainqueur, jamais vaincu », juste récompense de tant d'exploits à jamais illustres.

C'était l'époque héroïque où, narguant les frégates qu'armaient contre eux les États Généraux de Hollande, ces audacieux corsaires s'emparaient de nombreux navires de commerce néerlandais. En 1627, notamment, les corsaires ostendais, joints à ceux de Dunkerque, prirent pour plus de dix millions de florins aux gens d'Amsterdam. Et ce qui prouve, mieux que tout éloge, l'exceptionnelle bravoure de nos marins, leur connaissance étonnante des choses de la mer, c'est le cas qu'en faisaient les Hollandais qui n'en prenaient pas un sans le faire pendre haut et court. Mais ils n'en prenaient guère : ils se faisaient plutôt sauter. La mort de Jean Jacobsen en est une preuve.

La guerre, les persécutions, le blocus des ports belges par les bâtiments hollandais interrompirent pendant longtemps tout mouvement d'expansion commerciale. Notre malheureux pays était lui-même trop affaibli pour pouvoir prouver sa puissance à l'étranger. Il fallut attendre que la paix lui eût rendu sa vitalité.

Cependant, dès le XVIe siècle, les Belges recommencèrent à fonder des colonies au-delà des mers. Des Flamands s'établissent notamment, en 1652, dans la petite île danoise de Nordstrand située, dans la mer du Nord, au large des côtes du Schleswig, qu'un raz de marée avait désolée deux ans auparavant.

La même année, un religieux de la Flandre maritime, de Furnes, croit-on, le Père Érasme, accompagné de quarante-cinq Capucins, débarqua à l'embouchure du Congo, où un siècle auparavant, en 1597, un groupe de Flamands révoltés et préférant l'exil à l'esclavage l'avaient précédé, dans le but de convertir les populations noires. L'histoire n'a malheureusement pas transmis d'une façon certaine le récit de cette première évangélisation nationale.

Enfin, au XVIIIe siècle, ce fut cette fameuse Compagnie d'Ostende dont l'existence tapageuse troubla longtemps toutes les Chancelleries européennes — et dont nous allons esquisser la trop courte histoire.


II LA BELGIQUE AU DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE

Lorsque, en 1716, le marquis de Prié vint, en qualité de plénipotentiaire impérial, remplacer dans nos provinces le prince Eugène de Savoie — ci-devant gouverneur des Pays-Bas autrichiens qui, à cette époque, guerroyait contre les Turcs — il les trouva dans une situation navrante.

Depuis quatre-vingts ans, et plus, la guerre n'a cessé de désoler notre malheureux pays. Français, Espagnols, Impériaux et Hollandais en ont fait leur champ de bataille. Ils ont pillé les récoltes, brûlé les fermes, dépeuplé les étables, assiégé les citadelles, bombardé les places fortes, saccagé les villes, levé de lourds impôts. Partout ils ont porté la désolation et la mort.

Encore s'il nous avait été permis de panser nos blessures, de relever nos ruines, de reprendre notre commerce et de reconstituer notre industrie. Mais cela même, la Hollande nous l'avait interdit en nous enlevant, dès la prise d'Anvers par Alexandre Farnèse, en 1585, la libre navigation sur l'Escaut. Or, fermer l'Escaut, c'est tuer Anvers et, par suite, ravir à notre industrie ses seuls débouchés en entravant notre trafic maritime.

Malgré l'extrême gravité du péril, l'Espagne, — que nous avions cependant fidèlement servie à Rocroy et sur maints autres champs de bataille, —ne fit jamais rien pour le conjurer. Trahissant notre confiance, elle nous livra sans défense aux coups de la Hollande qui, jalouse de la prospérité de nos provinces, ne manqua pas une si belle occasion de ruiner notre rivalité commerciale ; et de ce jour, sans que l'Espagne s'y opposât jamais, les Provinces-Unies eurent l'habileté de faire ratifier cette disposition dans tous les traités qui intervinrent entre les Pays-Bas espagnols et la Hollande.
Ce fut, d'abord, en 1609, pendant les pourparlers qui amenèrent la conclusion de la Trêve de Douze Ans, que l'Espagne montra combien elle se désintéressait des intérêts vitaux des Pays-Bas catholiques. Au lieu de protester énergiquement contre la fermeture de l'Escaut que rien ne justifiait sinon la jalousie que les Provinces-Unies nourrissaient à notre égard, les ambassadeurs espagnols se contentèrent, ô dérision ! de chicaner longuement aux États Généraux de Hollande le titre d'Illustres Seigneurs.

A Munster, en 1648, les plénipotentiaires espagnols ne montrèrent pas plus d'énergie à soutenir nos justes revendications ; et le traité de Westphalie, en son article 14, ratifia cette iniquité. Enfin le Traité de la Barrière, qui venait de consacrer l'abaissement économique de la Belgique, confirma, par son article 18, la fermeture du canal du Sas, de l'Escaut et du Zwyn.

Jamais pourtant, malgré tous les désastres qui nous accablaient, nous n'avions perdu courage. Avec une énergie tenace, farouche, désespérée, nous nous étions acharnés contre cet injuste destin. Les ennemis eux-mêmes rendaient d'éclatants hommages à notre constance dans le malheur « Les habitants des Pays-Bas catholiques, écrit un intendant français, à la fin du XVIIe siècle , sont très laborieux ; jamais ils ne se rebutent du travail ; il n'en faut d'autre preuve que la persévérance qu'ils ont, dans le temps de guerre, à cultiver et ensemencer les terres, quoiqu'ils aient une certitude presque entière qu'ils n'en feront point la récolte.

Malgré notre ténacité indomptable, la misère —fatale conséquence de la domination étrangère —était donc générale, au début du XVIIIe siècle, dans ce pays naguère le plus opulent de l'Europe. Dans nos campagnes ravagées par « les passées et les repassées » de la soldatesque, dans nos villes en ruines, la famine règne à l'état endémique ; notre commerce maritime est mort ; notre industrie végète si lamentablement « qu'à la fin du XVIIe siècle, la plupart des fabriques belges n'eussent pu fournir ensemble la charge d'un grand navire »

Le marquis de Prié — qui, par ailleurs, traitait les Belges un peu trop « à la cosaque » — entreprit aussitôt de rendre à notre pays un peu de sa splendeur d'antan. Toutefois, des mesures vexatoires indisposèrent d'abord les Belges contre le nouveau régime autrichien. Des troubles se produisirent en Brabant ; et ce ne fut que lorsque les pourparlers relatifs au Traité de la Barrière furent complètement terminés que le marquis de Prié put s'occuper du relèvement économique de nos provinces. Enfin, le 22 décembre 1718, il signait, avec les Provinces-Unies, une dernière convention qui atténuait l'humiliation du traité de la Barrière et contentait quelque peu l'opinion belge. Désormais, il allait avoir les mains libres.

Richelieu a écrit : « Les navires sont aussi utiles pour soutenir la guerre que pour profiter de la paix. » Prié se souvint de ce conseil du grand cardinal : avant tout il nous fallait une marine. Elle seule pourrait rendre à notre commerce et à notre industrie cette opulente prospérité que nous avions connue jadis et nous rendre ainsi capables de relever nos ruines. Mais ce qu'il fallait, surtout, c'était se passer de l'intermédiaire et du con­trôle des puissances rivales qui nous entouraient de toute part et qui n'eussent reculé devant aucune extrémité pour briser nos projets. Le Traité de la Barrière, notamment, en accordant à l'étranger des tarifs préférentiels, avait prouvé leur mauvaise foi : allions-nous encore la subir ?

 

A SUIVRE

                                                                            

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ajxmenu1